Quelle réduction des émissions de gaz à effet de serre peut-on attendre des carburants alternatifs dans le secteur aérien ? Les évaluations environnementales montrent des impacts variables selon la matière première et la chaîne de production. En outre, les impacts indirects liés à l’usage des sols et au déplacement de marchés augmentent l’intensité carbone de ces carburants, mais sont aujourd’hui mal estimés. Pour conclure, l’atteinte de la neutralité carbone du secteur aérien doit également passer par une réduction du trafic, en plus de l’augmentation du taux de pénétration des carburants bas-carbone.
Carburants durables dans l’aviation: de quoi parle-t-on ?
Le secteur aérien est aujourd’hui responsable d’environ 4 % du réchauffement global anthropique observé, et est susceptible d’induire un réchauffement de 0.1°C à horizon 2050 [1]Klöwer M, Allen MR, Lee DS, Proud SR, Gallagher L, Skowron A. Quantifying aviation’s contribution to global warming. Environ Res Lett. 1 oct 2021;16(10):104027.. En réponse à cette problématique, la IATA a récemment annoncé un objectif de neutralité carbone à horizon 2050. Selon l’organisation, l’atteinte de cet objectif passera par des gains d’efficacité (à hauteur de 3 %), par de la capture et de la compensation carbone (11 % et 8 % respectivement), de nouvelles technologies de propulsions telles que l’hydrogène (13 %), mais aussi à hauteur de 65 % par le recours à des carburants alternatifs, appelés SAFs (Sustainable Aviation Fuels).

Ces derniers ne représentaient que 0,01 % des carburants utilisés en aviation en 2019 [2]Graver B, Zhang K, Rutherford D. CO2 emissions from commercial aviation, 2018. ICCT; 2019 p. 13., mais sont souvent présentés comme la pierre angulaire de l’aviation durable. En effet, ces derniers peuvent être produits à partir de diverses matières premières : huiles végétales vierges, huiles et graisses usagées, canne à sucre, matières lignocellulosique [3]La lignocellulose compose la paroi des cellules du bois, de la paille et des végétaux., etc. Les procédés de fabrication incluent des procédés chimiques (tels que l’hydrogénation des huiles et graisses), biochimiques (tels que la fermentation des sucres), thermochimiques (tels que la gazéification de matières premières lignocellulosiques) et autres procédés de synthèse (à partir d’eau, d’électricité et de dioxyde de carbone). Mais quelles réductions des émissions de GES peut-on espérer par le biais de ces carburants alternatifs ?
Des émissions directes différenciées
Afin d’évaluer la pertinence des SAFs sur le plan environnemental, il est impératif d’avoir une vision cycle de vie sur ces carburants et de les comparer aux carburants conventionnels. Ces derniers ont une intensité carbone qui se situe autour de 85-87 gCO2e/MJ en Europe selon la Base Carbone de l’ADEME (dont environ 70 gCO2e sont dus à la combustion). Il est à noter que les émissions dues à la combustion des biocarburants sont généralement considérées comme nulles dans les calculs. Ceci est dû au fait que le dioxyde de carbone émis (appelé “carbone biogénique”) a été préalablement absorbé par la biomasse[4]Ceci est également le cas des carburants fossiles, mais à des échelles de temps beaucoup plus longues. [5]van der Voet E, Lifset RJ, Luo L. Life-cycle assessment of biofuels, convergence and divergence. Biofuels. 1 mai 2010;1(3):435‑49..
En outre, l’empreinte carbone des carburants dépend grandement des matières premières utilisées. Par exemple, les émissions directes des HEFA[6]Hydroprocessed Esters and Fatty Acids produits à partir d’huiles végétales vierges − filière aujourd’hui la plus mature sur le plan industriel − viennent de la production agricole, mais aussi de l’hydrogène et de l’énergie consommée dans les bioraffineries. Finalement, les facteurs d’émission calculés par l’OACI – et validés par l’Union Européenne − pour les biocarburants HEFA se situent entre 14gCO2e/MJ et 60gCO2e/MJ. Ces chiffres vont de 14gCO2e/MJ à 175gCO2e/MJ pour le kérosène paraffinique synthétique (FT-SPK), de 23,8CO2e/MJ à 65,7CO2e/MJ pour les ATJ[7]Alcohol To Jet, et autour de 32gCO2e/MJ pour les iso paraffines synthétiques[8]Ou les HFS-SIP pour Hydroprocessed fermented sugars to synthetic isoparaffins. [9]Pavlenko N, Searle S. Assessing the sustainability implications of alternative aviation fuels. ICCT; 2021 mars p. 17..
La partie immergée de l’iceberg, ou les émissions indirectes
En outre, à ces émissions directes il faut ajouter les impacts indirects, dus entre autres à l’usage des sols. En effet, la demande croissante en biocarburants produits à partir de cultures dédiées, peut exercer une pression sur l’alimentation humaine et animale et augmenter la surface agricole totale nécessaire pour répondre à la demande. D’autres effets indirects sont dus au « déplacement » des marchés, quand l’usage de certains intrants pour la production des SAFs remplace un usage existant dans d’autres filières. Ces filières peuvent alors avoir recours à des substituts plus nocifs pour l’environnement. Par exemple, les distillats d’acides gras de palme sont des coproduits générés par la production d’huile de palme. Ils sont actuellement entièrement consommés dans l’alimentation animale et par l’industrie oléochimique. Leur détournement des utilisations existantes (du fait de la production de biocarburants) entraînerait probablement leur remplacement par l’huile de palme, dont le prix est comparable, l’approvisionnement flexible et les propriétés physiques similaires [10]Pavlenko N, Searle S. Assessing the sustainability implications of alternative aviation fuels. ICCT; 2021 mars p. 17.. Cela étant dit, le risque d’induire des émissions directes est plus ou moins élevé selon le type de matière première : il est faible dans le cas des déchets municipaux ou résidus forestiers par exemple.

Un bilan généralement positif, parfois négatif
Finalement, la performance environnementale des SAFs ne peut être appréciée qu’en tenant compte des effets indirects et du type d’intrants. Par exemple, pour les carburants issus de cultures oléagineuses (ex: l’huile de palme), l’OACI estime une fourchette de réduction des émissions totales de GES de 12.5 % à 27.0 % en moyenne par rapport au scénario de base fossile. Dans certains cas, les émissions de GES dues à la production de ces carburants alternatifs pourraient même excéder celles du kérosène fossile. Cela dit, la performance environnementale est meilleure s’agissant des carburants produits à partir de cultures énergétiques (et non alimentaires). En effet, l’OACI estime une fourchette de réduction des émissions totales de GES de 70 % à 118 % par rapport au scénario de base fossile pour ces biocarburants.
Enfin, les carburants issus de matières premières lignocellulosique, de déchets et de résidus sont les plus performants sur le plan environnemental, du fait des faibles apports énergétiques et du faible risque d’émissions indirectes. Les réductions de GES sont particulièrement importantes dans le cas des résidus agricoles et forestiers et la fraction biogène des déchets urbains : 58 % à 140 % par rapport au pétrole.
L’indispensable réduction du trafic aérien
D’après une récente étude, la pénétration de carburants « zéro-carbone » à un taux de 90 % à horizon 2050 permettrait de stopper l’augmentation du réchauffement induit par le secteur. Cela dit, ces calculs sont optimistes au regard de l’empreinte carbone réelle des SAFs (et de l’incertitude liée aux effets indirects), et de la méconnaissance de leurs effets non-CO2. A titre de comparaison, la IATA définit dans sa feuille de route un objectif de pénétration de 65 % des SAFs à horizon 2050. Selon la même étude, l’augmentation de l’impact climatique de l’aviation pourrait également être stoppée par une diminution annuelle continue de 2,5 % du trafic aérien à horizon 2050 (avec le mix de carburants actuel), ce qui correspond à une réduction de 50 % du trafic par rapport au niveau pré-covid [11]Klöwer M, Allen MR, Lee DS, Proud SR, Gallagher L, Skowron A. Quantifying aviation’s contribution to global warming. Environ Res Lett. 1 oct 2021;16(10):104027.. Ceci suggère que la réduction des émissions de GES du secteur aérien passera par une décarbonation de l’énergie, mais ne saurait se passer d’une réduction du trafic aérien (dont l’augmentation a jusqu’ici largement compensé les gains dus à l’amélioration de l’efficacité des moteurs). Mais la faisabilité d’un tel scénario pourrait dépendre des politiques climatiques telles que la taxation du kérosène, mais aussi la restriction des déplacements.
Notes et références
↑1, ↑11 | Klöwer M, Allen MR, Lee DS, Proud SR, Gallagher L, Skowron A. Quantifying aviation’s contribution to global warming. Environ Res Lett. 1 oct 2021;16(10):104027. |
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↑2 | Graver B, Zhang K, Rutherford D. CO2 emissions from commercial aviation, 2018. ICCT; 2019 p. 13. |
↑3 | La lignocellulose compose la paroi des cellules du bois, de la paille et des végétaux. |
↑4 | Ceci est également le cas des carburants fossiles, mais à des échelles de temps beaucoup plus longues. |
↑5 | van der Voet E, Lifset RJ, Luo L. Life-cycle assessment of biofuels, convergence and divergence. Biofuels. 1 mai 2010;1(3):435‑49. |
↑6 | Hydroprocessed Esters and Fatty Acids |
↑7 | Alcohol To Jet |
↑8 | Ou les HFS-SIP pour Hydroprocessed fermented sugars to synthetic isoparaffins. |
↑9, ↑10 | Pavlenko N, Searle S. Assessing the sustainability implications of alternative aviation fuels. ICCT; 2021 mars p. 17. |